Jérôme Beaury, directeur adjoint à l'Aide Sociale à l'Enfance
Pouvez-vous nous présenter votre parcours ?
Je suis Directeur-Adjoint en charge de l’aide sociale à l’enfance au sein du département du Calvados depuis près de 2 ans. Avant cela j’ai été formateur en travail social à l’IRTS de Caen. J’ai également été responsable d’un relais assistants maternels après avoir travaillé dans le secteur marchand (banque et assurance) durant 10 années.
Entre autre dans mes missions d’application des politiques liées à l’enfance et à la famille, je suis chargé de penser les orientations et les modalités d’accueil des jeunes qui font l’objet d’un placement. J’ai moi-même été placé durant près de vingt années.
La protection de l’enfance irait toujours mal, est-ce une illusion médiatique ? Est-ce vraiment différent aujourd’hui ?
La protection de l’enfance est toujours un sujet « brûlant ». J’imagine qu’elle vient percuter l’enfant que nous avons tous été ainsi que le parent que nous cherchons à être !
Néanmoins, il s’avère que les médias nous écrivent de façon récurrente et nous décrivent de façon dénigrante, une protection de l’enfance qui aurait oublié ses enfants. On peut en effet observer depuis quelques années une augmentation de la place des médias à diffuser des reportages mettant en scène des bouts de vie de jeunes placés entourés d’adultes qui ne seraient pas « satisfaisants » dans leur prise en charge.
A mon sens, il existe de nombreuses dérives dans le secteur qui doivent amener à nous requestionner et à revisiter l’efficience de nos moyens, qu’ils soient matériels ou humains. Mon travail aujourd’hui va tout à fait dans ce sens.
Mais il apparaît aussi que le « citoyen moyen » est en déficit d’images et de rapports montrant le travail exceptionnel que font les travailleurs sociaux auprès d’une population souvent très difficile à accompagner. Je questionne ce qui se passerait si demain plus personne ne souhaitait travailler dans le champ de la protection de l’enfance !!!
Le sensationnel fait vendre.
J’ai quelques éléments de réponse (hypothétiques) qui pourraient laisser penser à une évolution de la protection de l’enfance : les profils des jeunes, les nouvelles protections au sens juridique, les attentes sociétales, la culture « Travail Social », l’historique cloisonnement entre le Médico-Social, le Sanitaire et l’Educatif et les attentes des nouveaux travailleurs sociaux. Devrai-je aussi ajouter le manque de communication des richesses de nos métiers qui semblent avoir été « cachées » depuis toujours, comme s’il fallait éviter de parler de la précarité de peur qu’elle nous touche nous-même ! Un tabou peut-être…ne pas parler de handicap, de troubles, de la mort, d’éducation, des problématiques familiales, de la responsabilité de chacun…Ne plus parler de la vie en fait.
Objectiver les effets de nos actions a toujours été une difficulté dans nos métiers de l’accompagnement : après des dizaines d’années de « flous » (mais à quoi servent les éducateurs ?), nous sommes rattrapés par l’obligation de rendre des comptes sur notre activité et mettre des mots sur le temps passé à faire relation.
Certains pensent-ils encore qu’aujourd’hui accompagner un jeune consiste juste à lui dire de se lever le matin et à jouer aux cartes avec lui ?
L’ensemble des formations en travail social conduit à un élargissement de nos connaissances et de nos compétences quant aux publics à rencontrer une fois devenus professionnels. Le cadre institutionnel, la communication, la gestion des projets mais encore la gestion financière, la législation et de nombreuses périodes de stages permettent une immersion progressive des choix d’un adulte apprenant à l’apparition de ses valeurs de professionnel.
Nous avons beaucoup de mal à rassurer ce qui parfois relève du fantasme ; si notre société vient en aide aux personnes les plus fragilisées, cela n’enlève en rien la responsabilité de chacun que de contribuer à construire un monde plus juste, plus équitable et dans lequel nous sommes tous les éducateurs de tous les enfants. Les attentes vis-à-vis du travail social et de la protection de l’enfance sont bien souvent très au-dessus des réalités et laissent entrevoir un lot d’incompréhensions qui prend naissance dans ce différentiel d’appréciation de ces mêmes réalités.
Si la méfiance peut s’avérer être utile dans une organisation, les médias ouvrent quant à eux la porte de la défiance. Nous ne savons pas vendre nos compétences et cela devient fortement préjudiciable.
Est-ce que les problèmes français sont finalement les mêmes partout dans le monde ?
Je n’ai pas suffisamment d’éléments de comparaisons de ce qui se fait ailleurs pour répondre à cette question. Mais je sais que la question de l’accompagnement des personnes fragiles est très fortement développée au Québec et dans les pays Scandinaves.
Nous avons en France un nombre excessif de décideurs et d’exécutants qui gravitent autour de l’enfance et surtout de la protection de l’enfance :
Etat, Département, l’ARS, la MDPH, la PJJ, le cadre judiciaire, l’Education Nationale, le champ associatif, les intervenants sociaux…
Cela conjugué à la multiplicité des diplômes d’Etat en travail social pour lesquels les novices doivent « s’accrocher » afin d‘en comprendre les différences et les subtilités : ASS-CESF-ES-TISF-EJE-ME-MA-DEIS-DEAF-CAFERUIS-CAFDES et j’en oublie sûrement.
Nous sommes aussi les champions des acronymes, histoire, une fois encore de ne pas bien communiquer sur nos métiers !
Je souligne depuis des années la nécessité de réduire ces diplômes d’Etat pour plus de transparence et surtout pour plus de facilités de recrutement et de polyvalence (le travail à domicile par exemple qui aujourd’hui n’est fléché que pour les TISF).
C’est un sujet majeur que de constater que le travail social est en panne de volontés : il manque de la main-d’œuvre alors qu’il existe des moyens.
Les moyens déployés en France sont très importants (et même en forte progression) car les questions liées à la protection de nos enfants restent profondément ancrées dans notre histoire. A mon niveau départemental, j’œuvre fortement pour que ces moyens soient utilisés de manière juste et équitable afin qu’aucun enfant confié ne soit traité d’une manière différente qu’un autre et cela quel que soit son lieu d’habitation et les problématiques rencontrées.
Ajoutons également que face à ces dépenses très importantes, apparaissent naturellement des compensations illustrées par une sorte d’obligation de résultats en plus de celle des moyens qui déjà suppose énormément d’énergie et de réflexions. Qui peut prédire aujourd’hui ce que deviendra son enfant dans une dizaine d’années ? Comment objectiver la subjectivité ? La question de l’évaluation dans le travail social reste entière.
Ce qui relèverait d’une « erreur éducative » dans le cercle familial privé, serait considéré comme un abus ou une déviance tragique dans le champ collectif.
Je n’oublie pas que les acteurs dans la protection de l’enfance sont avant tout des humains qui portent leurs propres histoires. J’ai aussi en tête que tous les médecins ne sont pas non-fumeurs !
Les problèmes liés à la protection de l’enfance sont donc aussi une question d’attente et de représentation tant de la part des citoyens que des familles et des professionnels.
De quoi aurait besoin la protection de l’enfance selon vous ?
Sans hésiter, d’ouverture d’esprit et d’efficience.
Il est l’heure d’être créatif et de faire preuve de changements à la fois dans la prise en charge (parler des sorties de dispositifs par exemple), dans les relations aux parents et dans le regard que nous portons sur le devenir des jeunes.
Le travailleur social ne détient pas toutes les réponses et n’est absolument pas (plus !!) tout-puissant dans la relation d’aide. Il doit être en mesure de communiquer avec les acteurs du sanitaire tout comme ceux du médico-social. Il doit également être en mesure d’être compris par les familles !
Je parle là d’unité, d’ouverture et d’humilité.
A titre d’exemple, demandons aux travailleurs sociaux leur manière d’arrêter un accompagnement… ? cette question est loin d’être anodine et demande beaucoup de travail qu’il faut absolument encadré. Elle revête plus profondément de la question de l’utilité ou de l’inutilité en lien avec nous-mêmes et pas toujours en lien avec l’évolution constatée de l’approche éducative d’un couple parental auprès de leurs enfants. Le travailleur social est systématiquement amené à questionner sa pratique car son histoire s’entremêle d’une manière ou d’une autre à celles des personnes accompagnées. Reconnaissons là que ce n’est pas le cas de la plupart des travails ! L’analyse des pratiques est probablement une réponse.
Puis l’efficience car je suis persuadé que les moyens sont suffisants mais ne sont pas toujours dépensés de la meilleure manière. Je pense que la question de la mutualisation doit être posée pour chaque action. Que l’on doit se parler davantage pour créer de la synergie au profit de tous, qu’elle soit un moyen d’augmenter les possibilités ou une façon de baisser les temps de travail.
Dans ma pratique, je m’aperçois tous les jours qu’à plusieurs on est beaucoup plus productifs ! Quand vous arrivez à réunir autour d’une table tous les acteurs répondant aux besoins d’un jeune (le jeune n’a pas demandé à avoir toutes ces difficultés), je peux vous assurer que l’on gagne du temps et de l’argent. Trouvons des façons de nous réunir plus simplement.
J’ajouterai que si les fonds publics ne peuvent pas toujours répondre à des situations complexes, voire insolubles, il faut avoir confiance en l’idée que l’aide peut se faire par des biais différents. Inattendus et pas toujours compris. L’arrivée depuis quelques années d’acteurs du privé dans l’accompagnement des personnes fragiles (gérontologie, protection de l’enfance, création de modes de gardes etc.) pose grandement question quant à la pratique, l’éthique voire même la rentabilité d’un placement…C’est une jolie manière de revoir et de repenser le travail social en commençant par l’éthique et la déontologie ! Mais cela n’exclu que les personnes et les personnalités morales condamnées. L’objectif qui prime est bien l’amélioration de tout un système.
Je reste à regarder l’enfance et les besoins qu’elle recouvre. Je souhaite lui épargner de la souffrance et réduire ses maux. Je m’évertue à développer des solutions qui ne seraient pas tachées d’une monnaie hypothétiquement trompeuse. L’avenir est possiblement au milieu de cette tranchée qui selon moi est tout à fait compatible avec les valeurs et les motivations que portent haut et fort les travailleurs sociaux.
Je sais que les enfants adorent les arcs-en-ciel.
Comment concevez-vous la supervision dans ce milieu ?
Essentielle, programmée et obligatoire.
Quand j’étais formateur je disais aux apprenants qu’il ne faut surtout pas oublier de requestionner nos certitudes, régulièrement.
Les travailleurs sociaux doivent avoir la possibilité de se décaler de leur pratique. L’idée d’être accompagné soi-même est un moyen d’objectiver la relation et d’être « inspecté » pour plus d’efficience dans nos réponses, pour davantage de cohérence avec nos valeurs.
Mais c’est aussi une manière de venir déposer une souffrance et de la travailler. Attention à ne pas penser ce temps à déverser pour simplement nourrir l’autre. J’imagine qu’il y a plusieurs étapes qui doivent amener progressivement les professionnels à faire de leurs difficultés une force dans leur vie au travail mais aussi dans leur vie privée. La supervision doit faire que le recul pris des situations vécues soit analysé dans l’objectif de dissocier les souffrances déposées des freins qu’elles génèrent !
Les évolutions juridiques, les contraintes budgétaires, les stratégies institutionnelles, sont autant de raisons pour les travailleurs sociaux de se sentir tourmentés. Il est important de rappeler que ces travailleurs doivent composer avec une charge émotionnelle immense. Le terreau qui vient faire grandir un manquement aux obligations est en chacun de nous. La supervision permet de d’en avoir conscience et de freiner son évolution en nous armant d’outils d’aide à l’accompagnement.
On peut raisonnablement penser que le bien-être d’un enfant dépend en partie des qualités relationnelles des adultes qui l’entourent. Je suis persuadé que la rencontre avec l’enfant, avec la souffrance de l’Autre ne peut se faire qu’après avoir fait ce travail de se rencontrer soi-même. Un travail de toute une vie.
Pour l’IDC, avril 2022…
Jérôme Beaury est l'auteur d'un ouvrage, sous le nom de Pierre Duhamel, intitulé "Le bal des aimants ou le parcours d'un enfant placé"
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